Editions Jorn, littérature occitane contemporaine

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Le souvenir têtu d'un bleu

Philippe Gardy

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Les mots sont des abîmes. Leurs paysages visibles dissimulent d’autres paysages qu’il est toujours dangereux de vouloir connaître. Le premier plaisir : humer la couleur des arbres et de l'herbe, faire le tri des diverses espèces de végéraux qui se mélangent à la surface irisée des apparences. Qui terminera l'inventaire des facettes sans nombre de la vie naturelle et humaine ? Qui épuisera la naissance infinie des constructions de pierre, de béton et de ferrailles que la vie a fait surgir depuis des siècles et des siècles aux quatre coins de la terre immense ?

La parole ne possède pas davantage de porte capable d'arrêter ce flux, une fois pour toutes. La parole, au fur et à mesure qu’elle se constitue, ne fait surgir que des apparences de chemin. Sur le sable éphémère de l’heure saisie au vol, les écritures déposent des traces sous lesquelles on n’en finit pas de deviner, tôt ou tard, pour peu qu’on s’attache à en suivre le décours, la présence obscure et menaçante de l’autre monde, de ce monde qui subsiste sous le monde “vrai”, et dont la chaîne sans fin des mots n’a peut-être pas d’autre raison d’être que d’en combler les gouffres qui nous font si peur, chaque fois que nous avons l’impression de nous en éloigner.

Ecrirait-on si le pari ne consistait pas à faire jaillir, tendre ou terrible, le sentiment de cette présence dont on ne peut rien dire d'autre, dont il ne faut jamais parler, et dont pourtant, sans l'idée de son existence forte et nécessaire, écrire ne serait plus qu'un exercice dépourvu de sens, un jeu destiné à peupler le silence des matins trop légers ?

L'absence est le gouffre que l'écriture creuse dans l'épaisseur illusoire des mots. Il suffit de dire l'homme, le ciel ou la nuit pour que les uns et les autres ne soient plus que l'espace béant, pour toujours, de leur réalité enfuie. Dans la toile si fine de l'écriture, rien d'autre ne se laisse prendre que le regret d'une chair disparue. Comme un souffle, une fragrance imperceptible dont le passage dans l'air sans mémoire ne laisse jamais subsister, pour qu'on en puisse conserver le souvenir ténu, l'espoir qu'un jour elle reviendra. L'espoir d'une attente. Nous sommes les chasseurs d'une chasse sans objet, chasseurs et chassés, chaque jour, chaque nuit. Les mots commencent de poindre, lointains, très lointains. Les mots viennent jusqu'à nous, proches, si proches. Les mots sont là, chauds comme des boules de vie pure. Ils battent comme des coeurs sans corps ni sang, comme des coeurs hors du temps et des espaces. Mais les mots ne sont que des abîmes, des puits de lueurs et de ténèbres ouverts sur ce monde qui s'enfuit et se brûle au feu de sa fuite.

De ces vaines poursuites impossibles, insoutenables, demeure cependant le souvenir têtu d'un bleu. Leurs lueurs d'éclairs, parfois. Ou leur couleur sonore, comme l'écho inatteignable, quoiqu'on fasse, d'une forme que l'on n'a pas pu retenir, dans l'étroitesse de la parole en train de s'écrire : pas davantage ses contours que ses couleurs infiniment changeantes et diverses.

*

Un jour parmi les jours, sur le flanc lisse de la parole, comme une respiration un peu plus retenue que d'habitude, et qui pèserait de tout son poids de ciel, le passage bleu trouvera son instant de perfection. Alors il arrêtera sa course. Corps dénudé et froid, pointe de couleur brûlante dans le gouffre. Et le gouffre autour repliera ses tentacules d'animal marin, soyeux et chaud comme un poing de femme lumineuse. Alors ce sera le jour, alors ce sera la nuit. Alors s'ouvrira l'abîme sans limites ni coutures. La fleur enfin fleurie.

Philippe Gardy,
texte paru dans l'anthologie Vint ans d'escritura occitana
Cet ouvrage est disponible dans notre catalogue


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